COMMENTAIRE DE TEXTE du CONCOURS 2003
Commentez en français, sur deux feuillets maximum, le texte suivant.
Durée : 60 mn
Autant que l’espagnol, en effet, le français était ma langue maternelle. Elle l’était devenue, du moins. Je n’avais pas choisi le lieu de ma naissance, le terreau matriciel de ma langue originaire. Cette chose – idée, réalité – pour laquelle on s’est tellement battu, pour laquelle tant de sang aura été versé, les origines, est celle qui vous appartient le moins, où la part de vous-même est la plus aléatoire, la plus hasardeuse : la plus bête, aussi. Bête de bêtise et de bestialité. Je n’avais donc pas choisi mes origines, ni ma langue maternelle. Ou plutôt, j’en avais choisi une, le français.
On me dira que j’y avais été contraint par les circonstances de l’exil, du déracinement. Ce n’est vrai qu’en partie, en toute petite partie. Combien d’Espagnols ont refusé la langue de l’exil ? Ont conservé leur accent, leur étrangeté linguistique, dans l’espoir pathétique, irraisonné, de rester eux-mêmes ? C’est-à-dire autres ? Ont délibérément limité leur usage correct du français à des fins instrumentales ? Pour ma part, j’avais choisi le français, langue de l’exil, comme une autre langue maternelle, originaire. Je m’étais choisi de nouvelles origines. J’avais fait de l’exil une patrie.
En somme, je n’avais plus vraiment de langue maternelle. Ou alors en avais-je deux, ce qui est une situation délicate du point de vue des filiations, on en conviendra. Avoir deux mères, comme avoir deux patries, ça ne simplifie pas vraiment la vie. Mais sans doute n’ai-je pas d’inclination pour les choses trop simples.
Ce n’était en tout cas pas par facilité que j’avais choisi d’écrire en français Le grand voyage. Il m’aurait été tout aussi facile – si tant est qu’on puisse qualifier de cet adjectif frivole ce travail-là – ou tout aussi difficile de l’écrire en espagnol. Je l’avais écrit en français parce que j’en avais fait ma langue maternelle.
Un jour, me suis-je dit dès cette soirée à Salzbourg, un jour je réécrirais ce livre sur les pages blanches de l’exemplaire unique. Je le réécrirais en espagnol, sans tenir compte de la traduction existante.
[ Jorge SEMPRUN , L’écriture ou la vie ]