Le français, langue diplomatique ?

« Le regard »  - Jaume Genovart  1991

« Le regard »  - Jaume Genovart  1991

Il est nombre de français disponibles, suivant l’âge et l’humeur : ainsi parlera-t-on le français langue maternelle, le français langue seconde, le français des affaires, le français langue étrangère, voire le français langue diplomatique (FLD). Lesdites langues – faudrait-il parler de jargons ? – ne s’opposent nullement, elles gagneraient même à être complémentaires.

    L’homme révolté, c’est celui qui dit non, disait en substance Camus.

Le FLD se veut plus nuancé, qui préfère user de la négation relative et dire:

- « Je ne peux vous rendre ce service » plutôt que « Je ne peux pas vous rendre ce service ». Car outre que, de par l’emploi de la première phrase, nous nous refusons à suggérer l’impuissance, nous voulons laisser entendre que : « Ce service, je voudrais bien vous le rendre ». Au demeurant, peut-être pourrons-nous le rendre demain, ce service. Qui plus est, ça ne mange pas de pain et ça fait plaisir.


- « Je ne sais ce qu’il faut faire » de préférence à « Je ne sais pas ce qu’il faut faire ». C’est l’ignorance dont il s’agit ici de conjurer le spectre. Du moins avons-nous fait des efforts pour le savoir. Mais là encore, sans doute le saurons-nous demain.

À plus forte raison le français langue diplomatique dira-t-il :

- « Nous ne saurions signer un tel contrat », et non « Nous ne pouvons/voulons pas signer un tel contrat », au mandataire d'un État ne méritant manifestement pas notre paraphe et avec lequel nous ne pouvons ni ne voulons conclure de marché. Via ces mots doucereux transparaît en effet l’impossibilité, voire le refus.

Si a contrario le contrat s’avérait plausible, trois options surgiraient alors :

- « Nul doute que nous signerons ce contrat »

- « Nul doute que nous signions ce contrat »

- « Nul doute que nous ne signions ce contrat ».

Le FLD, c’est aussi celui qui dira :

- « Je crains que des attentats ne se produisent » plutôt que « Je crains que des attentats se produisent », et ce pour bien marquer que nous n’avons nulle envie qu’il pleuve des bombes.

- « Je n’en disconviens pas » (auprès d’un interlocuteur puissant, à qui dire non s’avère problématique) de préférence à « C’est entendu » ou à « Je veux bien ».

Encore le français langue diplomatique émaillera-t-il son discours d’inversions du sujet dès lors que le contexte s’y prêtera, notamment en cas d’absence de certitude absolue (« Sans doute signerons-nous le contrat »), ses phrases se voyant ainsi rapprochées de l’interrogation, donc du doute propre à l’esprit cartésien, et dans le même temps éloignées d’un radicalisme verbal néfaste à l’action diplomatique.

De même privilégiera-t-il les structures de participe présent face à des constructions plus lourdes ou longues. S’il choisit « La cigale ayant chanté tout l’été se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue » au détriment de « Parce qu’elle avait chanté tout l’été, la cigale… » ou de « La cigale, qui avait chanté tout l’été, … », ce n’est pas seulement du fait que c’est l’immense La Fontaine, c’est aussi qu’il s’inquiète d’une part d’économiser la salive et le temps de ses locuteurs, et de l’autre, de flatter l’ouïe de ses auditeurs en usant d’une langue souvent bien à tort qualifiée de châtiée.

Le cas échéant, conscient de ce que « si vis pacem, para bellum » et grand lecteur de Sun Tse, de Clausewitz ou de Bouthoul, le FLD n’hésitera pas à employer le français langue guerrière. Il recourra volontiers à des locutions du style c’est de bonne guerre, de guerre lasse, le nerf de la guerre, la bérézina, la Grande Muette, le général Hiver, sans pour autant se voir dans le collimateur.

Fort de ce parti-pris, jamais il n’omettra d’étayer ses propos d’emprunts à l’espagnol, langue virile s’il en fut, ornant son pré carré (son corral ? son patio ?) de conquistadors, d’armadas, de guérillas, dût-il passer pour donquichottesque. Il pêchera dans l’allemand des blitzkrieg, krach, putsch et autres realpolitik, prisera en italien l’omerta ou les condottieres, quitte à voir faire florès un hasardeux « Veronica Berlusconi, cavalière seule ». Si besoin est, il émaillera son discours d’arabesques folles : bakchich, baraka ou baroud (d’honneur). Puis il distinguera le japonais seppuku d’avec hara-kiri, quand bien même devrait-il pour ce faire couper la queue du lézard.

combat

« Et le combat cessa faute de combattants »
CORNEILLE, Le Cid, Acte IV, Scène 3
Animation de Américo BOCA 2004


Le français langue diplomatique n’en oublie pas pour autant l’anglais. Mais c’est à un point sensible que nous touchons là. Sans voir en lui un nouvel horizon indépassable de notre temps, force est de constater qu’il a depuis belle lurette pris la relève du français comme langue diplomatique. Que l’on s’en félicite ou qu’on le déplore, c’est bel et bien l’espéranto des temps modernes.

L’arc anglo-saxon se voulant générateur de vocables et de concepts éclairant le monde, il nous faut nous en tenir au courant, puis adapter les néologismes à l'aune de nos prismes culturels. Ainsi parlera-t-on de développement durable et de mondialisation - ou mondialité, puisque nous y sommes, même si fait rage le débat sur la démondialisation -, d’État providence ou d’État gendarme, d’États voyous et plus récemment d’États source d’inquiétude, d’États faillis ou mieux d’États manqués. On passera rapidement sur l’Empire, voire l’Axe du mal, qui n’exigent pas plus d’effort de traduction qu’ils n’en requirent pour leur genèse. Il n’en est pas de même des mots-clés chers à Joseph Nye (hard power, soft devenu smart power). Certes, il peut apparaître gouleyant de les consommer tels quels, mais serait-ce trop en demander que d’évoquer la puissance de contrainte et la puissance douce, puis la politique d’influence ou plus prosaïquement politique de la carotte et du bâton ? Si le coq gaulois partage avec l’oncle Sam ce goût immodéré des sigles et acronymes, du moins aura-t-il à cœur de les adapter lorsqu’ils ne sont pas autochtones comme l’UPU. Ainsi de l’ONU, de l’OTAN, de l’ANASE, de la CNUCED et de tant d’autres OI. Il prendra toutefois garde au résultat : en effet, si l’on s’était fondé sur son aïeule AELE (Association européenne de libre-échange), le NAFTA (North American Free Trade Agreement) se serait intitulé Accord nord-américain de libre-échange : son sigle eût donc été ANALE. On lui a logiquement préféré ALENA. Il est également loisible de conserver le sigle et d’en adapter le contenu : ainsi de l’omniprésent FAQ (Frequently Asked Questions), devenu Foire Aux Questions.

En dépit des efforts de la Commission générale de terminologie et de néologie, parmi les anglicismes, il s’en trouve d’usuels (week-end), de tolérables (scanner/scanneur pour numériseur) - ils se verront tolérés -, d’autres en revanche étant insoutenables (tel ce mobile du crime consistant à ne pas dire portable) ou même rédhibitoires : achèteriez-vous en effet une voiture d’opportunité ? Exigeriez-vous l’égalité des opportunités ? Allons donc, saisir l'opportunité, sans vouloir être inopportun, ne relève d'autre chose que de l'opportunisme.

Au grand dam de certains - ils n’aiment pas leur langue  - et de quelques grandes entreprises françaises ayant rendu obligatoire en leur sein ce qui n’est plus guère la langue de Shakespeare, nous n’entendons point baisser les bras face au déferlement du gallo-ricain, né franglais, au risque d’être pris pour des losers ou des has-been.

Le français langue diplomatique se doit, dans une certaine mesure, de rester politiquement correct. Il est vrai que nous ne sommes pas de ceux qui substituent au mot nain personne à verticalité contrariée, ne fût-ce que pour pouvoir continuer d’user de l’expression géant économique et nain politique à propos de l’Europe, de l’Allemagne ou du Japon. Or il est des concepts rendant les gants obligatoires. Telle cette invention française d’Amérique latine, qui heurte les uns car insuffisamment représentative tout en se voyant revendiquée par d’autres en tant qu’appellation de combat face à l’ensemble septentrional anglo-saxon. Amérique ibérique, ainsi qu’Amérique hispanique – voire espagnole – pour ce qui est des pays parlant la langue de Cervantès, devraient tout autant avoir droit de cité.

Si d’autre part politique nous semble préférable à politicien/ne – à moins qu’il ne s’agisse de bonnes gens véreux ou retors -, si nous utilisons davantage implantations que l’agressif colonies, on condamnera le génocide juif plutôt que la shoah, la guerre sainte de préférence au jihad et citera l’armée d’Israël plus volontiers que Tsahal.

On ne saurait du reste laisser d’évoquer un cas d’école dans les relations internationales et les facultés d’interprétariat : celui des résolutions 242, 338 et suivantes du Conseil de sécurité de l'ONU, les fameux « territoires occupés ». Version anglaise : Israel «shall withdraw from occupied territories». Version française – à l’instar des autres langues officielles – : Israël « doit se retirer des territoires occupés ». Quelle est la préférée du pouvoir israélien ? L’anglaise, «for sure» ! Pourquoi ? Parce qu’elle se traduit - ou peut se traduire - par : « Israël doit se retirer DE territoires occupés ». Traduisez à votre tour : il suffit d’avoir rendu le Sinaï, Gaza ou Jéricho pour satisfaire auxdites résolutions, les autres versions impliquant le retrait de tous les territoires. De l’importance du choix des vocables – et de leur traduction.

À ce titre, si Allah ou Jéhovah ne sont autres que Dieu, pourquoi donc ne pas les appeler de ce doux nom, refusant de la sorte de les ravaler au rang – sauf leur respect – d’un Anubis ou d’un Zeus, et surtout d’apporter de l’eau au moulin des différentialistes. N’ayons crainte, ce deus ex machina reconnaîtra les siens.

Par ailleurs, de même que Brassens s’indignait de ce qu’« un petit vocable de trois lettres pas plus, familier, coutumier » pût désigner non seulement « ce morceau de roi de [l’]anatomie [féminine] », mais encore – et sous forme de « cinglante injure » – « une foule de gens », de même ne laisse-t-il pas d’être inquiétant que le français use du seul féminin pour qualifier une gent aussi peu recommandable qu’une canaille, une crapule, une fripouille, voire cette clique, cette racaille que d’aucuns voulurent « nettoyer au karcher ». Dont acte, et de faire humblement savoir qu’il est aussi un français langue crapuleuse.

Enfin, conscient de sa nécessaire adaptation au village planétaire – mais non global -, le français moderne – et non plus seulement le français langue diplomatique - fera fi d’accents aigus indésirables (puissè-je, dérèglementation) et vouera aux gémonies des trémas incertains (cigüe, ambigüité). Il laissera toute latitude quant aux circonflexes historiques (ile ?, connait ?). S’agissant de céder aux appas ou de mordre aux appâts, il fera ce que son cœur lui dictera, tout en sachant raison garder. Bref, l’usage devant faire son choix, il usera du bon sens autant que faire se peut à l’heure de suivre ou non les recommandations du Conseil supérieur de la langue française.

Tant il est vrai qu’à l’heure où le monde semble vouloir, sinon devoir se réinventer dans un « après » - sur fond de soulèvements répétés, de risques pandémiques et d’impérieuses injonctions climatiques –, la langue ayant en son temps porté les Lumières se doit plus que jamais d’être sur le qui-vive aux fins de rester un français langue vivante.

© Fernand Menier 2020.   Tous droits réservés

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