RÉSUMÉ  +  COMMENTAIRE  DE  TEXTE  du  CONCOURS  2019

« Les premières victimes de `l’ubérisation´ des villes sont les plus précaires »

Johanna Dagorn, sociologue

Matthieu Rouveyre, juriste

 

Le processus progressif d’« ubérisation » qui, à ses débuts en 2008, proposait une simple application permettant de commander des chauffeurs privés haut de gamme dans quelques grandes villes s’est généralisé à tous les secteurs.

Airbnb est à la location saisonnière ce qu’Uber est au transport privé en voiture. Cette plate-forme et ses semblables sont une illustration supplémentaire de ces rentabilités urbaines qui viennent bouleverser les rapports sociaux dans la ville et au-delà. Grâce à ces places de marché, des particuliers peuvent louer une chambre ou leur appartement à d’autres particuliers. La lucrativité de ce type de location a poussé de nombreux petits investisseurs à acheter des appartements, jusque-là occupés par des habitants à plein temps, pour les proposer à des touristes.

Nous distinguons bien ici les propriétaires occupant leur résidence principale, qui proposent occasionnellement leur bien à la location saisonnière, de ceux qui dédient exclusivement leur acquisition à la location de courte durée. Ce sont bien les activités de ces derniers qui, regardées de manière systémique, ont des conséquences néfastes sur le droit à la ville.

Dans les villes métropolitaines, les plus prisées par les loueurs, la construction de logements est soumise à de fortes contraintes, compte tenu de la raréfaction du foncier disponible. Par conséquent, chaque logement « confisqué » au parc des résidences principales au profit de la location saisonnière participe à accroître la tension sur un marché déjà saturé.

La périphérie de la périphérie

Entre 2016 et 2019, le nombre d’offres de logements entiers (par opposition aux chambres) proposées sur Airbnb a augmenté de 70 % à Paris et de 159 % à Bordeaux. Si les réglementations votées par les municipalités concernées ont eu pour effet de limiter cette augmentation à compter de 2018, les offres demeurent toujours plus nombreuses.

La loi de l’offre et de la demande a pour conséquence d’augmenter les prix du foncier et des loyers et de dresser des barrières financières infranchissables pour un nombre croissant de ménages. Les premières victimes de « l’airbnbisation » des villes sont donc les plus précaires ou les moins solvables, mais aussi les classes moyennes.

À Bordeaux par exemple, où le prix moyen constaté à l’achat est de 4 500 €/m2, un ménage qui envisagerait d’acquérir, à l’approche d’un heureux événement, un logement de 75 m2 doit percevoir plus de 5 000 € pour espérer obtenir un prêt immobilier, ce qui le placerait dans un tel cas parmi les 20 % des foyers les plus riches. Il faut d’ailleurs ajouter que la plupart des villes concernées sont déficitaires en matière de logement social.

Si la gentrification et les discriminations au logement préexistaient à Airbnb, le phénomène de la location saisonnière a précipité le départ ou exclut l’arrivée de certaines populations.

Mais où trouvent-elles asile ? Les premières vagues de gentrification ont peuplé la périphérie des villes métropolitaines, dans lesquelles les classes moyennes peuvent encore aujourd’hui trouver refuge. Mais l’essor de la location saisonnière contribue à reléguer les plus pauvres à la périphérie de la périphérie. C’est ce que montre Anaïs Collet dans son ouvrage Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction (La Découverte, 2015).

« Apartheid inversé »

L’atterrissage en milieu rural peut s’avérer hautement problématique. En effet, le processus de relégation et de ghettoïsation des populations les plus fragiles non plus à la périphérie, mais dans cette troisième zone où l’État est de moins en moins présent, ajoute de la pauvreté à la pauvreté. C’est à la fois un défi majeur pour ces petites communes d’accueil sans moyens qui deviennent, malgré elles, des « trappes à pauvreté » et un facteur d’isolement de ces néoruraux pauvres.

Si, pendant longtemps, la recherche d’un pavillon et d’un jardin permettait de considérer que l’éloignement des centres urbains était choisi par les populations concernées, il faut admettre que cet éloignement est désormais de plus en plus subi. Il entraîne un mal-être nourrissant une colère plus large, dont on a pu constater l’expression ces derniers mois.

Pour reprendre les propos des sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, l’apartheid ne vient pas des quartiers populaires, mais des quartiers les plus riches, concentrant sur des espaces choisis leurs richesses matérielles et sociales ; d’où l’expression d’« apartheid inversé ».

Dans ce contexte, on peut se demander si le logement doit toujours être considéré comme un bien comme un autre. Quand il n’autorise, dans certains territoires, le maintien que des seuls 20 % les plus riches, peut-on en user indifféremment ? En présence d’un phénomène dont les chiffres laissent à penser qu’il est structurel, et compte tenu de sa responsabilité dans la crise sociale actuelle, il y a tout lieu d’affirmer la distinction entre droit de propriété et droit d’usage. Il appartient à l’État de retirer une part de liberté aux possédants afin d’en redonner à celles et ceux que le système juge aujourd’hui moins solvables. Face à « l’innovation technologique » des plates-formes comme Airbnb, il appartient aux politiques publiques de se montrer tout aussi novatrices au service d’un « droit à la ville » réinventé.

 

[Tribune. LE MONDE du 10 janvier 2020]